
on lève l’ancre pour aller à Funchal, capitale de Madère, où je veux absolument fouiner du côté du jardin botanique et de plantes médicinales et avoir du réseau pour faire mes télé consultations, il y a de la houle, on y arrive juste à temps pour mes rendez-vous alors on jette l’ancre vite fait là où on tombe, ce sont les consultations les plus mouvementées de ma vie, le bateau roule à qui mieux-mieux et je me demande comment mes patients n’ont pas le mal de mer à me voir monter et descendre, en même temps je crois que ça ne se remarque pas parce que le bateau bouge en même temps que moi, c’est ce qu’on appelle faire corps avec le bateau, j’entends le capitaine qui passe et repasse au-dessus de ma tête, traficote avec l’ancre, la remonte, la mouille plus loin, mais ça ne change ni le tangage ni le roulis, il vient chercher sur la pointe des pieds pour ne pas me déranger je ne sais quoi sous un plancher



quand j’ai terminé, il arrive tout ébouriffé et me dit qu’on va mettre une seconde ancre derrière le bateau pour le stabiliser, tout un programme alors hop on s’y met, entendez bien : il faut mettre à l’eau l’annexe qui est posée dégonflée sur la jupe arrière, une fois qu’elle est posée sur l’eau il faut la regonfler pendant qu’elle saute et tressaute sur les vagues, un vrai plaisir, en évitant de balancer le gonfleur à l’eau, puis chercher à 4 pattes fesses en l’air la seconde ancre bien rangée dans un coffre de la jupe et un long cordage pour l’y attacher, bazarder le tout dare-dare au fond de l’annexe parce que l’heure tourne et enfin sauter dedans … c’est moi qui dois conduire l’annexe sous les ordres du capitaine, pendant qu’il tient fermement l’ancre pour la jeter à l’endroit élu à force de réflexion derrière un front plissé par l’intensité du processus, et dévider le long cordage jusqu’au bateau pour l’y fixer, parce que balancer une ancre à la flotte sans l’accrocher au bateau serait d’une crétinerie sans nom, donc c’est le plan …
spasme de mes intestins, c’est parti, on y va, à grands coups d’avance doucement, pas si vite, attends attends, pouf je cale, je redémarre le moteur avec trop de gaz et on fait des bonds, marche arrière ! marche arrière j’ai dit ! bonds en arrière, calage, bonds en avant, ah je me maudis, je voudrais bien arriver à faire juste comme le capitaine réclame, je dis oui oui oui quand il me parle parce que je vois bien ce qu’il faudrait faire, mais je suis détruite à l’intérieur, le moteur est doté d’une vie propre et me nargue, indomptable, je reviens par miracle jusqu’au bateau contre lequel l’annexe rebondit, doucement douuuuuucement ! proteste le capitaine, je l’attrape, m’y cramponne comme un nourrisson au sein de sa mère (au bateau, pas au capitaine, qui m’enverrait soigneusement promener si je tentais de le distraire de la sorte à un moment si inopportun), bien contente que ça se termine, nous ne sommes pas encore attachés au bateau que le capitaine se renfrogne, pas content de ce qu’il a fait, l’ancre n’est pas assez éloignée et ça ne servira à rien, la houle est trop forte, demi-tour pour aller récupérer l’ancre, retour au bateau, sans progrès de ma part quant au pilotage du fichu moteur, on rallonge le cordage en y attachant un second et on repart faire la même opération plus loin, ballotés et hirsutes, mais on y croit, plouf il balance de plus belle l’ancre à l’eau, retour au bateau, le capitaine m’avoue que le moteur est mal réglé et qu’il n’aurait pas fait mieux, je remonte dans mon estime tout en pensant qu’il aurait pu l’économiser en me le notifiant un poil plus tôt, la nuit est tombée, ça nous a bouffé le reste de la journée, le capitaine me dit qu’on va manger à terre parce qu’il en a marre du roulis, et qu’on l’a bien mérité, chic !

comme je n’ai jamais promis à qui que ce soit de passer le reste de mes jours en short raidi par le sel de mer, je profite de l’occasion pour me déguiser en fille et vais chercher au fin fond d’un coffre une jupe de gitane et une blouse en voile de coton (ma matière préférée si ça vous intéresse, sinon j’espère que vous n’avez pas lu cette parenthèse tout en craignant que ça ne soit déjà trop tard, en ce cas je vous présente mes plus plates excuses et vous invite à sauter dorénavant toutes les parenthèses, ce qui ne vous fera plus lourd à lire), ceinture de coquillages et sandales réduites à la plus simple expression du genre, le capitaine fait une moue circonspecte, monter dans l’annexe avec ma jupe qui balaie les trottoirs (expression chère à maman quand elle me voit habillée de la sorte) lui paraît hasardeux mais il fait un effort (surhumain) pour me laisser faire après tout c’est ma vie, je ramasse ma jupe et la noue en haut de mes cuisses pour éviter de la pourrir dans l’eau de mer en sautant dans l’annexe avec autant de grâce que possible, pour une fois que je suis en fille j’aimerais que ça se remarque, certes autrement que pour se demander si je ne vais pas tremper ma jupe dans la flotte mais bon, la sagesse bouddhiste incite à ne pas espérer pour ne pas être déçue et vivre longtemps en paix intérieure, l’idée est belle mais parfois je fais foutche (haaaaaaaa ! qui c’est qui connaît cette expression aussi sublime que lorraine, faire foutche, je ne sais même pas comment ça s’écrit), pieds nus puisque sandales au sec dans mon sac à dos, nous voilà partis, au moteur et c’est tant mieux parce que ramer contre le vent et les vagues ça va bien cinq minutes (le capitaine me trouve trop maigre des bras et m’encourage à ramer pour remédier au problème)
VVVZZZZZZZ on file vent du bas vers la marina pour voir ce que ça donne parce qu’on est à un cheveu de s’y installer plutôt que de rester dans le mouillage houleux malgré les efforts dépensés pour y mettre les deux ancres, je pense par devers moi que ç’aurait été bien d’y réfléchir avant, mais voilà, le capitaine et moi on est hypermétrope alors on agit avant de réfléchir, il paraît que les hypermétropes sont comme ça, qu’ils montent un meuble avant de lire le mode d’emploi, c’est le capitaine qui me l’a dit et je veux bien le croire parce que c’est comme pour la mer (comme pour tout ?) il en connaît un rayon et je monte les meubles avant de regarder le mode d’emploi, si vous aviez besoin d’une preuve …

dans la marina, les bateaux roulent, certainement moins qu’au mouillage, mais avec le capitaine on se dit que vomir gratuitement passe encore, mais payer pour vomir non merci (mais on n’a pas vomi même gratis) on décide de rester au mouillage avec nos deux ancres et pour l’heure on cherche à amarrer notre annexe … on ne voit pas où … on avance dans la nuit avec nos lampes frontales entre les bateaux au ralenti, sans caler, véritable tour de force … et là, émerveillement, extase mystique, on passe entre les bateaux pirates, ceux qui baladent les touristes, je peux toucher le plus beau, on dirait que Jack Sparrow va se pencher et nous faire signe, je suis comme une fillette un matin de Noël avec la totale, la neige, l’odeur du sapin et des sablés fraîchement sortis du four et la poupée désirée toute enrubannée …

je ne cesse de m’étonner moi-même, mon goût inné pour le kitsch me questionne, j’ai beau eu me sermonner pour tenter de m’en défaire, le naturel est toujours revenu au galop, j’ai adoré les marquises en biscuit dans la vitrine de ma grand-mère, une commode en peau de zèbre vue à Clignancourt, une ceinture à strass et fausses améthystes du plus mauvais goût dans une vitrine de St Trop (là, j’avoue, j’ai craqué, je ne l’ai jamais mise parce qu’elle était tout bonnement immettable)… je ne sais pas d’où ça me vient 🧐
Pour compléter ce tableau mirifique, on trouve un anneau rouillé scellé dans un vieil escalier moussu où amarrer l’annexe, je sais que j’ai été téléportée au temps des pirates, cette ambiance c’est vraiment sensass (j’aime les expressions désuètes) (sensass c’est tellement seventies)
Marcher sur un sol stable et dîner à table refait de nous des êtres à peu près civilisés, je me demande quand-même quelle tête j’ai (j’avais, pour voir ma tête justement, acheté un petit miroir rond que le capitaine a collé sur une cloison de la salle de bains, qui n’est en fait qu’un cabinet de toilette d’un mètre carré, à y bien réfléchir 80 centimètres carré à tout casser, mais que j’appelle salle de bains, on ne se refait pas, et justement le capitaine avait évoqué le fait que ça ne soit pas forcément très judicieux de vouloir voir nos têtes, un matin il s’est plaint de la sienne et j’ai eu toutes les peines du monde à tempérer son avis, je crois même que je n’y suis pas arrivée, c’est difficile, voire impossible, malgré de louables efforts, de lui faire croire en un autre avis que le sien), rapide visite de Funchal by night et nous retournons dans notre petite maison qui flotte, le contraste est saisissant entre la terre ferme et le roulis du bateau, je me déplace comme Charlie Chaplin dans l’Emigrant, on se couche, le lendemain au réveil le capitaine me dit qu’il s’est levé la nuit dans l’idée de récupérer la seconde ancre qui apparemment ne servait à rien et peut-être même empirait les choses, mais las ! le cordage s’est entortillonné autour des rochers tellement le bateau a été secoué (ce qui l’empêchait de dormir) (moi j’ai rien vu ni entendu) et il doit plonger avec sa bouteille d’air comprimé pour récupérer et l’ancre et le cordage … de la dure vie de marin …
Il s’y colle et après ça, dégoûté, décide qu’ouste on remonte l’annexe pour filer vers un autre mouillage, finalement on arrive à la marina de Calheta plus au sud, autant y aller plutôt que de tenter un autre mouillage car ça roule de mal en pis, arrivés au ponton d’accueil un gars nous saute dessus pour nous expliquer que la marina est blindée, pas de place pour nous, il va falloir qu’on se coltine la houle en allant mouiller plus loin … je ne sais pas pourquoi, parce qu’on a l’air malheureux ? parce que c’est son anniversaire ? parce que Dieu existe et se soucie de deux pauvres hères tandis qu’il délaisse quelques milliards d’autres êtres humains en état de guerre ou de famine ? ce point restera assurément obscur à jamais, quoi qu’il en soit le gars en question nous explique moitié en portugais moitié en anglais qu’il appelle sa chef, et j’ai beau ne rien piper à son jargon, j’entends qu’il répond à sa chef qu’on aborde les pavillons portugais et madérien (37 € d’investissement bien placés on dirait, dire que j’avais trouvé ça prohibitif), visiblement c’est bien perçu et le gars nous dit en raccrochant qu’on peut rester là, qu’il faut juste qu’on recule pour laisser la place aux bateaux qui viennent prendre de la gazoline, on ne se fait pas prier pour s’exécuter, et une fois amarré comme des chefs, assis dans le bateau à plat, on se dit qu’il n’y a vraiment rien de meilleur au monde que d’être à plat !



après ça on s’est fait une soirée Joe Dassin avec le capitaine, drôlement chouette, je n’avais pas écouté ses chansons depuis des lustres (maman était fan) mais je connaissais encore les paroles par cœur, c’est ballot que je ne me souvienne pas aussi bien de mes cours d’anglais ou d’autre chose vraiment utile
Et sinon, je sais très bien qu’on écrit cheffe maintenant, mais tant qu’on ne lapidera pas les gens qui font le distinguo entre la personne et la fonction, je m’en tiendrai là, c’est dit
Ce qu’il faut ajouter pour bien faire :
- le tangage : c’est le mouvement alternatif d’un navire dont l’avant et l’arrière plongent successivement
- le roulis : c’est le mouvement d’oscillation transversal d’un bateau, sous l’effet de la houle
- peut-on avoir en même temps du tangage et du roulis ? : oui (hélas, trois fois hélas)
- faire foutche : se tromper
- le pavillon de courtoisie : c’est le pavillon des eaux territoriales du pays dans lequel le bateau se trouve. Toujours de forme rectangulaire, le pavillon de courtoisie fait 30×40 cm. Il ne doit pas être arboré la nuit. Il s’envoie à bloc à tribord, sous le premier étage de barre de flèche du mât le plus en avant.
- Pour tout vous dire : en faisant des recherches pour vous expliquer tout ça, je me rends compte que notre drapeau Portugais est loin de faire les dimensions préconisées, qu’on les laisse jour et nuit et qu’on les met sur un hauban et pas sur une barre de flèche, faut que j’en parle au capitaine
- hauban : nom générique des câbles et cordages qui assurent le soutien latéral des mâts d’un navire à voiles ( en photo avec nos pavillons)
- et voilà une barre de flèche (le bitonio horizontal)(notez l’avion qui passe dans le ciel) – les barres de flèche sont des petits espars (vous chercherez la définition sinon j’en finis pas), perpendiculaires au mât des voiliers, permettant une meilleure tenue des mâts en écartant les haubans afin d’avoir un meilleur angle de maintien et diminuer la compression sur le mât :

🤩🤩🤩🤩
J’aurais adoré te voir dans ta jupe de gitane ! Avez vous 💃 sur Joe Dassin ? Et vivent Jack Sparrow et pavillon de courtoisie 😉
Merci pour ce beau partage de photos,
Minouchette ♥️♥️♥️
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Bonjour Isabelle et capitaine Marc,
Quel bonheur et plaisir de vous suivre dans votre fabuleux périple en mer et je suis en admiration Isabelle devant votre grand courage, ténacité et enthousiasme quotidien, ou les journées ne se ressemblent pas, mais avec de beaux souvenirs !!! C’est une vraie aventure en duo !!!
Bonne continuation pour la suite de votre voyage !!! Nicole et Robert
Envoyé de mon iPhone
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Mais que j’Aime ces récits, ils me font rire, voyager, tanguer…un vrai bonheur que je ne loupe jamais dès que le mail apparaît dans ma boîte🤩. J’arrête tout ce que j’avais prévu de faire pour lire la suite des aventures d’Isabelle et de son Capitaine 👨✈️ 👩✈️. Merci Merciiiiii pour ce style d’écriture et ces récits qui nous font voyager et voguer. Belle continuation😍
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bonjour Nicole et Robert, un grand merci pour ce message que j’ai transmis avec plaisir au capitaine (et qui l’a reçu avec tout autant de plaisir et vous remercie également) – je suis entre de bonnes mains, cela participe grandement à mon enthousiasme, et c’est vrai que c’est une aventure totalement extra ordinaire, qui bouscule et qui enrichit … et nous n’en sommes qu’au début ! je ne manquerai pas de continuer mon journal de bord 🙂
prenez bien soin de vous, et je gage que nous nous verrons à notre retour (si le vent nous ramène), isabelle
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merci de tout cœur pour votre enthousiasme, je prendrai un grand soin à le préserver 🙂 !
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Isabelle vous êtes une héroïne ! Vous méritez bien tous les qualificatifs qui vous sont attribués .et la présence d’un capitaine expérimenté nous tranquillise
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Chère Isabelle,
Quel plaisir de vous retrouver à chaque escale ! (vous allez nous manquer lorsque vous traverserez l’Atlantique, ça va être drôlement dur et long d’attendre de vos nouvelles !)
Vous avez une plume alerte et pleine d’humour et je suis toujours pliée de rire lorsque je vous lis ! (surtout les parenthèses écrites en italique !!)
Vos photos sont très belles aussi et vous avez drôlement redressé l’appareil, comparé au début, pour nous mettre la ligne d’horizon, à l’horizontale ! (tiens, c’est la première fois que je fais le rapport entre ces eux mots…!)
A bientôt, je vous embrasse,
Catherine
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baaaaah si vous étiez dans ma tête vous ne vous sentiriez pas vraiment héroïne 😀
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